Y a quand même un truc qu'on a fini par se voir à force de se taper les mêmes couvertures, les mêmes anthologies, les mêmes classements de fin d’année: les mecs, eux, ne disparaissent jamais.
Lynch, pas besoin de le ressortir. Il ne sera jamais oublié. Pas besoin de réhabiliter non plus Tarantino, il n’a jamais été évacué. Il squatte depuis trente ans partout où a peut squatter. Comme des meubles moisis qu’on n’ose pas jeter de peur qu'il se désintègre. Chaque sortie d’album d’un type vaguement culte devient un événement capital, Chaque film vu et revu une raison de pondre trois heures d’analyse. Chaque peintre mort depuis un siècle mérite soudain une expo "révolutionnaire".
Pendant ce temps, les femmes, même celles qu’on a applaudies, finissent par faire chier. Juste parce qu'un jour, on a décidé qu'on a avait fait le tour.
Et là, c'est le le cirque de la la redécouverte.
Tous les dix ans, on déterre une meuf qu’on a nous-même enterrée vivante. Une cinéaste qu’on avait saluée une fois pour une oeuvre "coup de poing" puis ignorée. Une autrice qu’on avait citée dans un tweet avant de la reléguer aux marges. Pour finalement un jour, se branler collectivement sur la dite oeuvre, sur le dit moment : “Mais c’était génial, pourquoi on a arrêté de parler d’elle ?” Spoiler: on n’a pas oublié. On a effacée. Délibérément.
C’est comme si, dans l’imaginaire critique, chaque femme artiste avait droit à une seule fenêtre. Un seul moment où elle est "dans l'air", “essentielle”, “à suivre”. Après, poubelle. Et si elle a de la chance, on consent quand même à la résumer à trois clichés.
Quand une femme réussit, on la convertit en sujet. Et les sujets, ça se consomme vite. Une fois qu’on a fait l’article sur son style, ses thèmes (et sa bio wikipedia, surtout sa bio wikipedia), c’est bon, le contrat est rempli. Devenue "représentante d'une époque", on peut la ranger là, sur l'étagère poussiéreuse à moitié broyée. Personne n'ira regarder.
Les critiques, majoritairement des mecs, ou des femmes formatées par leur regard, voient les artistes femmes comme des anomalies. Des trucs qui surgissent, pas des forces qui durent. Faut qu’elles soient neuves, "fraîches", "singulières". Dès qu’elles insistent, elles lassent. Dès qu’elles creusent, on les trouve répétitives. Dès qu’elles s’installent, on les dégage.
On va pas se mentir, les artistes hommes sont des galaxies: on peut orbiter autour d’eux jusqu'à en dégueuler. On les lit et relit à travers mille angles, même les plus merdiques. Et leurs œuvres mineures deviennent “sous-estimées”, “visionnaires”, “en avance sur leur temps”. On ne les commente pas, on les sacralise.
Mais les femmes, c'est autre chose. La critique est statique. Résumée. Unidirectionnelle. Et souvent condescendante. Quoi qu'elles fassent, elles sont toujours perdantes.
Soit on les réduit à leur esthétique (pastel, doux, poétique, intime), soit à leur fonction politique (engagée, féministe, intersectionnelle), soit à leur narration personnelle (enfance, famille, trauma). Leur complexité dérange, leur ambiguïté fatigue. Et si elles échappent aux cases, on les traite d’"illisibles" ou d’"hermétiques", là où un mec, lui, serait "mystérieux" ou "subversif".
C'est que les circuits de la mémoire culturelle, ceux qui organisent la reconnaissance à long terme, sont calibrés par des hommes, pour des hommes. La critique universitaire, les rédactions, les programmateurs de festivals, les conservateurs de musée, les jurys de prix, les réalisateurs: majoritairement masculins, ou alignés avec un canon qui l’est.
C’est ce qui fait que le nom d’un homme revient comme une évidence, même s’il a cessé de dire quelque chose. Et qu’une femme, même brillante, doit toujours justifier son retour. Elle ne revient jamais d’elle-même. Il faut la réintroduire. La re-contextualiser. Comme si sa disparition était naturelle.
Non, ce n’est pas de la négligence. Ce n’est pas un oubli étourdi. C’est une stratégie de conservation du pouvoir.
Ne pas entretenir la mémoire des artistes femmes, c’est un moyen de s’assurer qu’elles n’occupent jamais une place structurelle. Qu’elles ne deviennent pas des références. Qu’elles ne fassent pas école. Qu’elles ne produisent pas de filiation. Parce que c’est ça, le vrai enjeu: une femme qui inspire d’autres femmes, ça devient une menace systémique.
Alors on la rend invisible. On la célèbre une fois, puis on la tait. On attend qu’elle crève pour qu'on lui ponde une petite rétro bien sage, une fois de temps en temps. Quand on consent à se souvenir.
Les femmes artistes ne sont pas oubliées. Elles sont effacées, invisibilisées, neutralisées.
On leur refourgue place temporaire dans le récit culturel, à condition qu’elles ne s’y installent pas. On accepte leur génie, à condition qu’il reste périphérique. On aime leurs œuvres, à condition de ne pas devoir les intégrer dans le canon.
Alors on joue à les "redécouvrir" tous les dix ans.
Mais ce qu’on redécouvre, à chaque fois, c’est notre propre complaisance à les laisser disparaître.
(Bruit de clope écrasée, fin de la diatribe.)
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