Leur business model? Extraire. Trouver un coin du monde qui a encore l'air sale, brut, real, une favela, un squat, un champ de bataille, une scène queer underground, le passer au tamis de leur esthétique aseptisée, et le revendre comme un produit de luxe déglingué. Un McDo du désenchantement, avec sauce gonzo et frites au cynisme.
T’avais un reportage sur les punks à Manille ou un docu sur la techno à Berghain? Même merde. Même filtre couleur sépia délavé. Même bande-son d’électro low cost qui te gave d’angoisse fashion. Même journaliste blanc, un peu perdu, un peu too cool for school, qui te regarde comme si lui et toi étiez au-dessus de tout ça. Ils n'ont pas raconté des histoires: ils ont plaqué une marque sur le réel. La contre-culture est devenue un moodboard. Une ressource naturelle, comme le pétrole ou le diamant. Sauf qu’eux, ils vendaient l’idée de authenticité.
Et on est tous tombés dans le panneau. Parce qu’à l’ère du tout-numérique, avoir l’air rebelle, ça compte plus que de l’être. Vice a compris avant tout le monde que la jeunesse ne voulait pas de révolution, elle voulait du contenu porteur de sens, capable de remplir un feed Instagram et un vide existentiel en même temps.
Les marques se sont jetées dessus. Branded content: mettre le logo de sa bière ou de sa fringue sur un reportage qui a l’air grassroots, underground, un peu dangereux. S’offrir un peu de crédibilité street en sponsorisant de la rébellion pré-packagée. Vice était le parfait intermédiaire: il fournissait l’esthétique du risque sans le risque. L’émotion sans les conséquences. Ils vendaient du safari en territoire interdit, avec accès VIP et cocktail en terrasse.
C’est ça, le cynisme derrière l’empire Vice: une bande de jeunes créateurs idéalistes, et aussi un peu cons, gavés au boys club primaire, qui se pensaient au-dessus du monde parce que les réseaux sociaux leur renvoyaient ce reflet en permanence. Ils confondaient la contre-culture avec leur nombril, persuadés d’en être les dépositaires exclusifs. Snobs, enfermés dans leur personal branling, ils vendaient leur supériorité comme un produit dérivé, alors qu'ils étaient poussés à produire un volume constant de contenu "choc" et viral, souvent dans des conditions précaires. Ils étaient le rouage bien huilé d'une direction qui engrangeait des millions lors de levées de fonds records et vivait dans une opulence ostentatoire, tout en continuant à promettre une "révolution médiatique" à laquelle ils croyaient, comme des gosses devant un matin de Noël.
Leur chute était inévitable. Pas à cause de mauvais choix financiers. Mais parce que le cool ne s’industrialise pas. Dès que tu le mets à la chaine, il meurt. Leur esthétique a fini par être tellement copiée, tellement recognisable, tellement mainstream, qu’elle a perdu toute valeur. Le public a commencé à voir les ficelles. Les cordes, même.
Et c’est ça, la leçon ultime. Vice n’a pas trahi la contre-culture: il en a été le stade ultime, le produit le plus abouti et le plus triste. Celui qui croit pouvoir vendre de la marge sans comprendre que dès que tu la vends, elle cesse d’en être.
Ils se sont crus plus malins que le système. Mais le système les a bouffés, comme il bouffe tout. La seule différence, c’est qu’il portait des Doc Martens et un carnet Moleskine.
Après, je suis une hypocrite. Une enfant millennial cringe de mon époque. Vice est un cadavre en putréfaction qui bouge encore, et je continue de le lire. Peut-être parce que ça reste le seul endroit qui me fait l’effet d’un chocolat chaud et d’un rail de coke sous un plaid d’automne. La douceur toxique d’une culture qu’on a tordu, mais qui reste quand même la maison. Le contenu est encore plus aseptisé (parce qu'il faut bien bouffer), perdu entre le pire de Seventeen et la liste de course d'un dealer, mais on y reste, un peu par habitude, mais quand même un peu par sentimentalisme niais.
La vérité, c’est que Vice n’a pas été enterré: il s’est dissous en nous. On continue de scroller comme des junkies qui savent que la came est coupée.
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