je suis pas désolée de penser (même si ça fait chier Instagram)


Y a des jours où t’as envie de foutre ton téléphone dans un bocal de cornichons et de regarder des mouches mourir au plafond. Aujourd’hui c’est un de ceux-là. Pas parce que les masculinistes sont violents (ça, c’est leur routine). Mais parce qu’il y a quelque chose de plus épuisant encore que la haine: la connerie bienveillante.

Une essayiste féministe, Valérie Rey-Robert, qui a publié plusieurs ouvrages sur le sexisme et les violences faites aux femmes (donc quelqu’un qui a passé un peu de temps à réfléchir à ce monde merdique) s’est faite dégommer sur Instagram. Pourquoi? Parce qu’elle a eu le mauvais goût de faire ce qu’elle fait: penser. En questionnant une application, The Sorority, soi-disant faite pour "protéger les femmes" et qui en vérité pue un peu l'extrême-droite. Et là, bam. Le déluge.

Mais pas par des mecs furieux parce qu’on a touché à un pseudo joujou sécuritaire. Non. Par des femmes. Féministes. Qui l’ont accusée de tuer la sororité avec ses neurones. De faire du mal au mouvement. De parler trop compliqué. De faire du féminisme de CSP++. Trop théorique, trop cérébrale, trop universitaire. Un féminisme élitiste, qui ferait fuir les "vraies femmes".

Traduction: penser, c’est oppresser. Réfléchir, c’est être hors-sol. Et donc, faudrait s’abstenir. Voilà.

Spoiler: non.

Je sais pas d'où vient cette idée qu'un minimum d'intelligence, ou tout simplement du bon sens, serait un hobby de bourgeois (en plus, c'est con, un bourgeois, ça réfléchit pas, ça agite des peurs débiles et ça vote des lois liberticides entre deux ronflements à l'assemblée après une bouteille de rouge et une entrecôte).

Non, penser, c'est juste le miminum syndical. Mon père disait, (et pas Florent Pagny) "penser, c'est le truc qu'on peut pas t'arracher". Moi, ça me laisse vraiment pantoise qu'en 2025, on doive encore le rappeler. Parce que bordel, depuis quand la critique est-elle devenue suspecte? Depuis quand un mouvement de libération devrait marcher main dans la main avec une appli financée par des gens douteux au nom de "l’unité"? Et surtout: pourquoi faudrait-il considérer que les femmes des classes populaires sont trop bêtes pour comprendre ces questions?

Cette forme de disqualification douce qui consiste à dire que la critique serait réservée à une élite. Que les femmes "ordinaires" ne peuvent pas suivre. Comme si on devait choisir: soit être du peuple, soit être lucide.

Mais depuis quand les femmes populaires seraient-elles des idiotes? Depuis quand la vigilance critique serait-elle un privilège? Et puis ça veut dire quoi, femmes populaires, en fait?

Je le dis sans filtre: cet argument de l’élitisme, quand il est balancé pour faire taire une meuf qui met le doigt là où ça fait mal, c’est du mépris relooké en solidarité.

Les femmes, quelques soient les milieux, savent très bien flairer les entourloupes. Elles savent ce que ça veut dire que d’être surveillées, manipulées, instrumentalisées. Elles n’ont pas besoin qu’on leur traduise les mots, elles ont besoin qu’on leur donne les clés.

L'argument du "féminisme trop intellectuel", c'est rien qu'un outil paresseux. Il permet d’évacuer toute complexité, de délégitimer toute voix qui ne colle pas au tempo émotionnel dominant. Mais surtout, il repose sur un préjugé qui me fout les boules: que certaines femmes n’auraient pas accès à la critique. Qu'elles auraient juste besoin d’outils "concrets", pas d’analyses.

Mais c'est pas en cachant les questions qu’on protège les gens. C'est pas en jetant la réflexion hors du cadre qu’on rend le féminisme plus accessible. Ce qu’on fait, en réalité, c’est désarmer.

Le vrai mépris, c’est de croire que les femmes ont besoin qu’on leur mâche tout. Qu’elles n’ont pas les ressources pour comprendre des enjeux politiques, éthiques, idéologiques. C'est pas un conflit entre théorie et vécu. C’est un conflit entre récupération et lucidité.

La pensée féministe n’est pas un club privé. C’est une boîte à outils. Et il faut qu’elle circule.

Je suis fatiguée d’entendre que penser "c’est diviser". Penser, c’est respirer. C’est éviter de se faire avoir ENCORE par des dispositifs soi-disant féministes qui flattent nos blessures pour mieux nous ficher, nous tracer, nous contrôler. L’histoire est remplie de fausses mains tendues et de vrais poignards cachés derrière.

Les applis, les projets "safe", les "espace-sécurité" portés par des gens au CV politique un peu gluant, ça me rassure pas. Pas parce que je suis une intello perchée, mais parce que maintenant je sais lire entre les lignes. Grâce à des femmes comme Valérie Rey-Robert.

Et si je dis "je", c'est pas pour me donner un rôle. C’est pour dire qu’on a besoin de gens qui prennent ce rôle-là. Qui creusent. Qui grattent. Qui posent des questions. Même chiantes. Surtout chiantes.

Ce qu’a pointé cette essayiste, au fond, c’est simple: qui crée les outils qu’on nous propose? Dans quel cadre? Avec quel pouvoir derrière? Ce sont des questions saines. Nécessaires. 

Mais ça, il faut vouloir le regarder. Et parfois, on en a pas la force. Ou on veut pas gâcher le confort que ça procure de croire qu’un outil est là pour nous aider.

Et je comprends. On a besoin de relais, de solutions, de concret. Mais c'est pas une raison pour baisser la garde.

C'est pas l’un ou l’autre. On peut vouloir des solutions concrètes ET interroger leur fabrication. C'est pas une fracture entre théorie et pratique. C’est une tension féconde. Une friction utile.

C’est peut-être ça le fond du problème. On a confondu féminisme et produit culturel. Il faudrait que ce soit "inspirant", "accessible", "safe", "feel good". Qu’on puisse le liker entre deux reels. Qu’il ne fasse pas trop réfléchir, surtout. Qu’il ne dérange pas les sponsors, ni les copines, ni le ministère de l'Intérieur, visiblement.

Ben non. Parfois le féminisme c’est un caillou dans la chaussure. Parfois c’est une meuf reloue qui te dit: "Tu sais, ton appli, elle a peut-être été pensée pour t’aider à te protéger… mais à quel prix?"

Et puis cet angle mort, ce mot, sororité, devenu un doudou à brandir quand la critique devient inconfortable. Comme si le fait qu’un outil soit "porté par des femmes pour des femmes" suffisait à garantir sa légitimité. 

Être une femme ne nous rend pas automatiquement vertueuse, ni inoffensive, ni politiquement fiable. Les femmes aussi peuvent construire des systèmes de contrôle. Les femmes aussi peuvent être réactionnaires. Féministe ne veut pas dire aveugle.

Il ne suffit pas d’être de la même équipe pour qu’il n’y ait pas de dérive.

Ce que je redoute, c'est pas qu’on débatte. C’est qu’on ne débatte plus. Qu’on confonde la paix apparente avec la solidité du mouvement. Qu’on croit que pour "rassembler", il faut taire les questions. Qu’on pense que les analyses critiques sont des fauteurs de trouble, alors qu’en réalité, ce sont des systèmes d’alarme.

[TW discours pseudo inspirant]

Le féminisme ne sera pas plus fort s’il devient une version lisse et digeste de lui-même. Il sera plus fort s’il reste vivant. Traversé de questions, de contradictions, de points de vue divergents. C’est ça, la preuve qu’il est vivant.

Si on est incapables d’entendre ça, alors on n’a pas un problème de classe. On a un problème de lâcheté.

Je suis pas désolée d’avoir un cerveau. Je suis pas désolée de m’en servir. Et je suis surtout pas désolée si ça rentre pas dans les filtres pastel d’Instagram.

Y a des vérités qui s’écrivent en noir. En gras. Et en colère.

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