Cette idée peut sembler tirée par les cheveux, une théorie de comptoir pour cinéphiles nostalgiques. Pourtant, elle touche à une vérité crue sur le fonctionnement de l'industrie du rêve. Hollywood est une machine à fabriquer et à remplacer des archétypes. Une chaise se libère, souvent dans la douleur, et une nouvelle assise, immaculée et souriante, s'y installe sans un regard pour les cendres encore chaudes. Basta.
Avant de devenir le visage du dérapage célèbre, Lindsay Lohan était bien plus qu’une simple actrice Disney. C’était une anomalie, un phénomène. Elle possédait cette étincelle électrique, ce mélange détonant de gamine cabossée par une gloire précoce et de star née, prête à avaler l’écran tout entier. Dans Freaky Friday, elle tenait tête à Jamie Lee Curtis avec une assurance déguinglée. Dans Mean Girls, elle était la paradoxale Cady Heron, à la fois proie et prédateuse, avec une intelligence comique et une vulnérabilité qui la désignaient comme la nouvelle génération.
Elle avait tout. Le talent, le charisme à revendre, ce roux flamboyant et un sourire qui promettait autant la comédie légère que le drame intense. Elle aurait dû enchaîner sur les rôles qu’on réserve aux actrices que l’on chérit, que l’on protège, celles qui, film après film, se transforment en monuments. Elle était, en 2004, la prochaine Julia Roberts, la prochaine Sandra Bullock. La prochaine America's sweetheart, mais en version plus sauvage, plus authentique. Elle n'avait rien d'une poupée, ou peut-être que si. Une poupée cramée.
Et c’est là que le système a montré les dents. C'est que Hollywood déteste quand ça risque de lui péter à la gueule. Quand l'incandescence de la star éclaire, malgré elle, les zones d'ombre de l'usine à rêves. Alors, quand Lindsay a commencé à s'embraser sous les flashs obsédants des paparazzis, passant des plateaux de tournage aux portes des clubs, le système n'a pas cherché à l'éteindre. Il l'a jetée. Elle n'était plus rentable, trop risquée pour les assurances, trop réelle pour une industrie qui vend du faux-semblant.
Et dans l'ombre, une autre rousse attendait son heure. Emma Stone. Parfaite pour le rôle. Tout ce que Lindsay n'était plus: drôle mais jamais trop dangereuse, excentrique mais parfaitement gérable, talentueuse mais sage. Elle est arrivée au moment le plus critique, juste après le crash médiatique de Lohan, et a hérité de manière presque organique du trône laissé vacant.
Emma Stone, c'est Lindsay Lohan en version pasteurisée, aseptisée, sûre pour la consommation de masse. C'est le même archétype fondamental: la jeune femme rousse, espiègle et piquante, celle par qui le scandale (gentil) arrive, celle qu'on aime voir souffrir un peu d'amour, triompher beaucoup, et finalement briller sous les projecteurs des Oscars. Sauf que chez Emma, rien ne dépasse. Pas de photo d'identité judiciaire, pas de séjour en rehab sous les objectifs, pas de vie privée exposée comme un feuilleton sordide. Les producteurs l'adorent. Le public aussi. Elle est devenue, point par point, ce que Lindsay Lohan était destinée à être.
Je regarde Emma Stone dans Easy A, où sa présence rappelle étrangement la Cady Heron de Mean Girls. Je la regarde dans La La Land, recevoir des ovations pour son rôle de comédienne rêveuse, et je ne peux m'empêcher de voir le fantôme de Lindsay Lohan. Je vois la carrière parallèle qui n'a jamais existé, les rôles que Lindsay aurait pu incarner, les ovations qui auraient pu être les siennes. Ce sourire lumineux d'Emma Stone, on dirait parfois celui de Lindsay, recollé sur un autre visage, un visage qui n'a pas connu la même tempête.
Il ne s'agit pas de dire qu'Emma Stone a volé quoi que ce soit. Elle est une actrice immense, brillante et méritante. Non, le vrai coupable, c'est le système. Hollywood recycle tout: les scénarios, les archétypes, les espoirs déçus. Quand une étoile chute, elle est immédiatement traitée comme une ressource remplaçable. Le public, complice, applaudit la nouvelle venue et fait semblant de croire que l'ordre naturel des choses a été respecté, que c'était écrit comme ça depuis le début.
Pendant ce temps, Lindsay Lohan s'est retrouvée transformée en spectacle, son déclin personnel devenant un divertissement. Elle qui aurait dû être l'héroïne de sa propre histoire est devenue la leçon de morale, l'exemple à ne pas suivre. Et au final, la carrière lisse et couronnée de succès d'Emma Stone est la récompense qu'Hollywood s'est offerte pour avoir bien ri du naufrage d'une gamine jugée trop fragile, trop humaine.
Je n’arrive pas à trouver ça beau. Je n’arrive pas à applaudir Emma Stone sans entendre en écho les rires moqueurs et les claquements d'appareils photo qui ont accompagné la chute de Lindsay. C’est comme applaudir une doublure de génie qui joue magnifiquement son rôle sur les ruines encore fumantes d'un autre destin.
Mais d'un autre côté, est-ce qu'elle avait vraiment compris ce qu'elle représentait. Ce que le cinéma pouvait vraiment lui offrir. Parfois, les bad move de ce type sont pires qu'un mauvais trip au Château Marmont. Prenez The Canyons. Un film tellement conceptuel qu'on dirait une blague de cinéphile bourré. Schrader alignait des plans vides en parlant de néant hollywoodien. Lindsay, elle, avait juste l'air d'un fantôme qui avait oublié de disparaître.
Même topo dans I Know Who Killed Me: son jeu intense, presque convulsif, aurait pu être génial. Mais qui a envie de voir une mauvaise strip teaseuse faire un mauvais cours de philo?
Le résultat? Plus crédible ni en comédie ni en drame. Trop bizarre pour les studios, trop mainstream pour l'underground. Elle s'est retrouvée coincée dans le no man's land parfait, l'endroit où Hollywood enterre ceux qui ont essayé. On sait pas trop quoi, mais ils ont eu le malheur de le réaliser.
La vérité, c'est que le cinéma sérieux dévore parfois mieux les actrices que les pires navets. Au moins dans un mauvais film, tu peux encore être drôle. Dans un mauvais film d'auteur, tu deviens une métaphore.
Et voilà où nous en sommes aujourd'hui. D'un côté, Lindsay Lohan, résiliente, qui trouve une forme de paix et de seconde carrière dans les téléfilms de Noël, loin du tumulte hollywoodien. De l'autre, Emma Stone, consacrée, qui empile les prix dans les festivals les plus prestigieux. Deux destins diamétralement opposés, mais inextricablement liés, comme les deux faces d'une même pièce truquée.
Hollywood adore mettre en scène des récits de rédemption. Mais ce qu'il aime encore plus, c'est la mécanique: remplacer les corps usés, les esprits fatigués, par d'autres, plus neufs, plus dociles, plus prévisibles. Lindsay Lohan a été, d'une certaine manière, sacrifiée sur l'autel de la rentabilité et de l'image. Et Emma Stone a été couronnée. Pas nécessairement parce qu'elle était plus talentueuse, mais parce qu'elle était là, au bon moment, prête à incarner cet archétype, sans en reproduire les défauts.
Et ça, c’est le truc désagréable, le truc qui se cache derrière la magie, et que l'on préfère ne pas regarder en face, de peur de voir le rêve se dissoudre dans la froide logique du star system.